La recherche sur « apprendre » peut-elle aider à faire apprendre?
Présentation
Les enseignants et les formateurs peuvent-ils espérer que la psychologie scientifique les
aide dans leur pratique? Cet ouvrage prend le parti d'affirmer que, même si la science ne peut
apporter toutes les réponses attendues, elle peut identifier des conditions nécessaires, mais non
suffisantes pour apprendre et faire apprendre: des conditions liées aux caractéristiques des
apprenants en interaction avec les caractéristiques de leur environnement d'apprentissage.
Les psychologues d'aujourd'hui n'étudient plus l'apprentissage avec un grand « A »,
comme s'il s'agissait d'un objet défini et statique. Ils préfèrent en décrypter les mécanismes et
les dynamiques spécifiques. Leur objet est donc moins l'apprentissage qu'apprendre, verbe
d'action qui permet d'intégrer les facettes cognitives, affectives et sociales en jeu. L'expression
« faire apprendre » rappelle par ailleurs que l'action ne se déclenche pas nécessairement d'ellemême.
Elle nécessite une implication de l'apprenant lui-même, mais aussi de celui qui lui
transmet connaissances et compétences: l'enseignant, le formateur ou tout autre éducateur.
Les auteurs ont dès lors choisi de convoquer les sous-disciplines de la psychologie qui,
en 2006, peuvent l'éclairer: les neurosciences cognitives, mais aussi la psychologie sociale et la
psychologie de la motivation.
Les théories de l'apprentissage; un peu d'histoire
Les théories de l'apprentissage sont très variées et se sont montrées parfois divergentes:
selon les fonctionnalistes, il ne peut y avoir apprentissage sans action et sans réflexion sur
l'action. Selon les béhavioristes, l'apprentissage correspondait à l'établissement d'une connexion
entre un stimulus et une réponse comportementale; l'apprentissage serait donc complètement
déterminé par l'environnement. Les gestalistes (psychologie de la forme) insistent sur le rôle
central de l'activité mentale du sujet dans l'apprentissage. Les cognitivistes ont établi des liens
avec les théories de traitement de l'information. Le courant piagétien a permis de déplacer
l'attention des pédagogues vers les processus cognitifs à l'oeuvre chez l'apprenant. Bandura
accordera une importance fondamentale aux interactions cognitives du sujet avec son
environnement. Vigotsky rappellera que l'apprentissage est un processus collectif et pas
uniquement individuel.
Après deux siècles de batailles entre des grands paradigmes, on assiste à l'émergence de
consensus autour de grandes dimensions de l'apprentissage (cognitive, mais aussi sociale,
culturelle). D'autre part, plutôt que de s'attacher à des grands modèles généraux et unifiés de
l'apprentissage, on s'intéresse aux aspects spécifiques de l'apprentissage dans un contexte
donné (apprentissage de la lecture, des mathématiques, d'une langue, etc...). Enfin, une autre
dimension tend également à s'imposer: on recherche de plus en plus à articuler les variables
émotionnelles et cognitives.
Les mécanismes cognitifs pour apprendre
Un cerveau pour apprendre
Il n'y a pas de cognition sans mémoire. Le cerveau traite et stocke l'information. La
mémoire de travail sous tend la plupart de nos activités mentales et assure la cohérence de
l'activité cognitive consciente. Le système mental dispose d'une certaine diversité de mémoires,
systèmes qui traitent et stockent l'information dans de vastes réseaux neuronaux. Nous ne
Apprendre et faire apprendre, livre d'Etienne Bourgeois et Gaëtane Chapelle . Page 1 sur 5
devons plus penser notre mémoire comme une chose fixe, mais comme une chose qui change
continuellement.
Un esprit pour apprendre
Toute acquisition pose trois problèmes: l'encodage, le stockage, et la récupération. Les
êtres humains ne peuvent porter simultanément attention qu'à un nombre très réduit d'éléments.
L'attention et la capacité de traitement ont un rôle important pour que puisse s'exercer
l'encodage. La mémoire de travail joue un rôle facilitant au traitement (du point de vue de
l'ampleur de l'empan mnésique et de la boucle phonologique). La consolidation et le stockage
des savoirs et savoir faire nécessitent de la pratique en s'appuyant sur des connaissances
antérieures; ceci passe par diverses stratégies, toutes coûteuses: la répétition mentale, la
catégorisation, l'élaboration de liens avec les savoirs antérieurs. La reconnaissance et le rappel
font partie de nos activités mémorielles de chaque jour. La consolidation est d'autant plus facile
que les informations nouvelles portent sur le domaine d'expertise de l'individu. Rien de tel que
de réviser ses savoirs et de re-pratiquer ses savoir-faire pour conserver longtemps ses
compétences
.
Une ou plusieurs intelligences
De nouveaux modèles contestent l'aspect prédominant des compétences verbales et
logico-mathématiques; on assiste à un éclatement du concept d'intelligence; le pouvoir prédictif
du QI à l'égard des performances scolaires et professionnelles devient modéré.. Stenberg
distingue intelligence analytique, pratique et créative. Gardner expose les formes multiples de
l'intelligence, difficiles à évaluer et prendre en compte (intelligence verbale, logicomathématique,
spatiale, musicale, kinesthésique, interpersonnelle, intrapersonnelle et enfin
intelligence naturaliste).
Les différents cheminements dans l'apprentissage
Les individus ne mettent pas en place les mêmes processus mentaux pour parvenir aux
mêmes objectifs d'apprentissage. Les apprentissages ne s'effectuent pas obligatoirement en
partant de l'élémentaire jusqu'au compliqué, que ce soit dans le domaine de la langue ou celui
des mathématiques; par exemple, trouver le résultat de petites additions est trouvé par des
cheminements différents selon les enfants. La variabilité dans l'apprentissage permet à chaque
individu de choisir les processus mentaux les plus adaptés à l'objectif poursuivi.
Difficultés et troubles des apprentissages
Tant que les individus peuvent dépasser les difficultés, soit seuls, soit avec une aide, le
problème des troubles ne se pose pas. La détection d'un retard d'apprentissage demande du
temps (cf les troubles spécifiques d'apprentissage du langage écrit qui demandent deux ans de
décalage...). Les troubles relevant du langage sont actuellement mieux cernés que ceux
relevant de la dyscalculie. Lors de l'apparition de symptômes pouvant faire penser à des
troubles des apprentissages, il est important de disposer d'une évaluation du niveau de
fonctionnement mental (un QI par exemple), mis en relation avec les performances scolaires
ainsi qu'avec les résultats d'un examen clinique approfondi.
Apprendre à faire
Aussitôt qu'il y a activité, il y a apprentissage, plus ou moins important. Il est nécessaire
de repérer une activité interne pour tenter de repérer ce qu'elle comporte de conceptualisation
(renvoi aux concepts de schème et d'invariants opératoires). Quand on analyse un
apprentissage professionnel, on constate qu'il y a deux temps dans l'apprentissage: le temps du
modèle « cognitif » permet de comprendre « comment ça fonctionne »; le temps du modèle
« opératif » est celui de l'automatisation de la conduite concrète et de la réponse adaptée aux
situations problèmes. Les experts savent faire, mais ils ne savent plus expliquer comment ils
font. Les situations problèmes sont de remarquables occasions d'apprentissage: pour résoudre
un problème inclus dans un milieu, il faut mobiliser un savoir comme ressource, puis
complexifier progressivement les situations. Apprendre à faire, c'est apprendre par et dans
l'activité; ceci nous rappelle qu'il est impossible de dissocier complètement l'activité et
l'apprentissage.
Le transfert des apprentissages
L'étape primordiale est de reconnaître qu'une tâche partage des éléments communs avec
une autre tâche. Le transfert est la capacité de résoudre de nouvelles situations en mobilisant
les connaissances apprises antérieurement dans des situations différentes, au sein de facteurs
nombreux et multidimensionnels, où le contexte a une importance. Même si le concept des
transferts est reconnu comme un des objectifs fondamentaux de tout apprentissage, il pose
problème en contexte scolaire ou de formation, et il doit être développé comme élément de
préoccupation des formateurs et enseignants.
Des apprenants autonomes:
L'autonomie nécessite plusieurs connaissances: sur soi-même, sur le problème, sur ses
objectifs, sur les stratégies utiles et possibles. Aucune stratégie n'est bonne ou utile en soi. Son
utilité dépend du contexte et des conditions de la situation d'apprentissage. Les étudiants que
l'on fait réfléchir à leur répertoire de stratégies obtiennent de meilleurs résultats que les autres.
L'apprenant autonome contribue à son propre développement chaque fois qu'il tente
délibérément de réguler son propre fonctionnement intellectuel. Être un apprenant autonome
est devenu une véritable nécessité dans nos sociétés contemporaines.
Le contexte social pour apprendre
Apprendre en groupe: la classe dans sa réalité sociale et émotionnelle
Les productions scolaires sont influencées par la dimension sociale et émotionnelle de
la classe (le groupe, l'enseignant, les regards). Les filières spécialisées aggravent les difficultés.
A l'école, les individus se comparent en permanence les uns avec les autres, à l'intérieur de leur
groupe de sexe, et même plus précisément à des tiers qu'ils jugent à leur portée (c'est ce qu'on
appelle la stratégie d'amélioration de soi). Les obliger à se comparer à des standards éloignés
coupe toute possibilité de motivation à évoluer. Les représentations de soi influencent
fortement les productions cognitives. Le regard des pairs intervient dans la production de
l'échec scolaire. Pour faire progresser l'apprenant en difficulté, il ne suffit pas de se concentrer
sur ses lacunes. Les convictions du mauvais élève sur lui-même se durcissent au point que tout
succès a d'abord pour effet de le perturber. Les événements les plus insignifiants du point de
vue du maître peuvent avoir des conséquences lourdes sur ses élèves. L'efficacité de la
technique de regroupement par niveau est plus que douteuse. La coopération et la prise en
compte des points de vue contradictoires d'autrui jouent un rôle essentiel dans le
développement cognitif.
Conflit et climat dans la classe
La manière de résolution du conflit socio-cognitif peut s'avérer positive ou négative: s'il
est régulé de manière épistémique (en lien avec les principes et les méthodes de la science), il
favorise l'utilisation de stratégies complexes de résolution de problèmes; s'il est régulé de
manière relationnelle, il perd ses bénéfices. Il est préférable qu'il soit résolu de manière
coopérative plutôt que compétitive, dans un but de maîtrise plutôt que de performance. Dans
certaines situations, la compétence de l'expert peut représenter une menace pour les
compétences de l'élève; il est difficile de concevoir une situation d'apprentissage qui puisse se
faire en dehors du contact avec autrui. L'idéologie du mérite est un important obstacle: il
véhicule le mythe que, pour réussir, il faut dépasser les autres. Beaucoup trop de structures
éducatives restent ancrées dans un système très compétitif.
Tous égaux pour apprendre?
La réussite scolaire est moindre dans les établissements les plus ségrégués,
comparativement à ceux présentant une plus grande mixité. L'image qu'un individu a de luimême
joue un rôle important pour son engagement dans une tâche d'apprentissage, ainsi que
l'image qu'on lui renvoie. Le soi se développe à travers le regard renvoyé par les membres de
son groupe, mais aussi à partir des comparaisons sociales. De la même manière, un groupe
n'est pas dévalorisé en soi, mais par les processus de comparaison avec les autres groupes.
Appartenir à un groupe ethnique minoritaire dans un contexte scolaire est menaçant pour
l'identité ethnique des enfants et peut faire baisser leur estime de soi. Les apprenants ne sont
donc pas tous égaux pour apprendre: aux différences intra-individuelles s'ajoutent les
différences inter-individuelles mais aussi et surtout des différences contextuelles.
Apprendre avec autrui, tout au long de la vie: la ZPD revisitée
Il s'agit du processus de l'étayage, de la participation guidée. Selon cette théorie,
l'apprentissage est une activité signifiante, orientée vers un but, agissant sur l'environnement,
en vue de le transformer. La conception de Vigotsky comble une lacune importante de la
théorie piagétienne: l'enfant est un être social, inséré dans une culture.
Effet classe, effet maître
Après de nombreux débats et recherches, les travaux les plus récents disent que, en
France, les effets-maître dépassent les effets-école, d'autant plus qu'on se trouve un primaire
plutôt qu'en secondaire. Une bonne part des différences sont sous l'action du maître, mais il fait
aussi face à des contraintes qui s'imposent à lui. Les enseignants les plus efficaces sont ceux qui
réussissent à bien faire progresser les élèves faibles de leurs classes. Plus le temps alloué à une
discipline est élevé, plus le temps d'engagement des élèves est élevé. La composition de la
classe a une importance sur le niveau de réussite. L'hétérogénéité des classes est pour les
enseignants une source de difficultés mais n'est pas en elle-même une source de difficultés pour
les élèves. Les classes hétérogènes maintiennent un bon niveau moyen d'acquisition au bénéfice
des élèves les plus faibles, sans pénalisation notable des plus forts.
Motiver et se motiver pour apprendre
La motivation à apprendre
Il n'y a pas d'apprentissage sans une mobilisation, une implication, un engagement plus
ou moins important du sujet. De nombreuses théories ont essayé de rendre compte de la
motivation à apprendre, oscillant entre deux extrêmes: la motivation interne du sujet, par
rapport à la motivation relevant de facteurs externes renvoyant aux caractéristiques de la
situation d'apprentissage. Une troisième voie se trouve dans le paradigme socio-cognitif: le
degré de motivation d'un apprenant dépend des représentations mentales qu'il s'est construit de
la situation d'apprentissage (représentations motivationnelles).
Ces représentations sont situées,contingentes à une situation particulière d'apprentissage; la construction de ces représentations est le fruit de l'interaction entre facteurs externes et facteurs internes. La motivation n'apparaît donc plus comme une entité monolithique, comme une disposition que l'on a, beaucoup, peu ou pas du tout. Rien n'est jamais figé; on parle de dynamique motivationnelle, d'interaction entre de multiples variables.
Un élève ne sera motivé à s'engager dans une tâche d'apprentissage que si elle a du sens pour lui et s'il croit en ses chances de réussir. La motivation intrinsèque est importante pour réussir; elle est liée au sentiment d'autodétermination; l'engagement du sujet est motivé par le désir d'atteindre un but. L'utilité extrinsèque de la tâche a également un rôle important, en lien avec l'image de soi, les buts identitaires poursuivis dans la tâche d'apprentissage. Une autre composante de la motivation se trouve dans le sentiment d'efficacité personnelle, dans la perception de la capacité à réussir.
D'autres champs de questionnement restent à découvrir: si le paradigme social cognitif fonde
la motivation sur les représentations mentales du sujet, il n'a pas encore suffisamment été
étudié comment les cognitions conscientes s'articulent avec les cognitions non conscientes et
aussi inconscientes. Il reste également à chercher comment les composantes cognitives et
affectives interagissent dans la dynamique motivationnelle. On peut aussi s'interroger sur la
dimension développementale de la motivation. Enfin, ce sentiment d'autodétermination et
d'autonomie individuelle, conçu comme condition déterminante de l'engagement dans la tâche,
ne comporte-t-il pas une dimension culturelle située historiquement et géographiquement?...
Avoir confiance en soi
La confiance en soi serait également un facteur clé de la dynamique motivationnelle des
individus. Si le résultat est distribué « à la tête du client », l'individu ne s'appuie plus sur sa
confiance en ses capacités. Les croyances d'efficacité sont spécifiques à chaque matière. Le
sentiment d'efficacité a un caractère contextualisé et relativement flexible. Les sources de la
confiance en soi sont: des performances antérieures proches qui permettent de fixer des
objectifs proximaux, les expériences vicariantes (=la comparaison de ses propres expériences
avec celles d'autrui, à condition qu'elle ne soit pas défavorable; l'apprentissage coopératif s'est
révélé être une pratique pédagogique qui renforce le sentiment de compétence de tous les
apprenants). Des commentaires sur les améliorations possibles entraînent un intérêt et une
performance plus élevés. La confiance en soi n'est pas donnée une fois pour toutes, mais se
construit à travers les activités d'apprentissage. La motivation instrumentale ne peut pas être
assimilée à la simple obtention de récompenses ou à l'évitement de punition.
A quoi sert d'apprendre?
La réalisation de buts éloignés est facilitée par l'existence de buts plus proches. Le
contenu du but est important, et son effet se fait sentir sur la performance et la persévérance.
Les enseignants qui créent un climat éducatif facilitant l'autonomie produisent des effets
significatifs chez les étudiants. La perception de l'utilité des études actuelles par rapport à une
carrière future favorise un fonctionnement optimal.
L'image de soi dans l'engagement en formation
Un apprenant peut accorder de l'importance à une formation si celle-ci mobilise une
image positive de soi. Ceci est en lien avec la quête identitaire, favorable ou non à
l'engagement dans la formation. Des tensions existent entre l'image que l'on a de soi, et celle
que les autres ont de soi. Des événements fortuits biographiques peuvent attiser une tension
identitaire et rendent urgent de la réguler, notamment par une formation. Certaines rencontres
décisives ont pour effet de donner confiance au sujet dans sa capacité de réussir.
Les préjugés sur la réussite et l'échec
Les préjugés sur la réussite scolaire participent à l'échec scolaire: ils rendent l'élève
soucieux de sa valeur sociale dans la classe et sont néfastes à l'apprentissage et la performance.
La focalisation sur la valeur de soi, source de distraction, peut perturber les apprentissages.
Ceci renvoie à la notion d'erreur, nécessaire aux apprentissages, mais perçue comme mauvaise
pour la réussite. La manière de complimenter peut se révéler néfaste pour les apprentissages, si
elle s'appuie sur les capacités des élèves plutôt que sur leur persévérance, leurs stratégies.
Etienne Bourgeois et Gaëtane Chapelle