Prix Goncourt en 2011 avec L'Art français de la guerre (Gallimard), Alexis Jenni est aussi et surtout professeur de sciences naturelles au prestigieux lycée jésuite Saint-Marc, à Lyon. En exclusivité pour Le Figaro Magazine, il raconte les grandes joies et les petites peines de sa vie quotidienne d'enseignant.
Je n'ai jamais aimé que la littérature, depuis que je sais lire peut-être, et je suis reconnaissant aux sciences de m'y avoir emmené. J'ai écrit un roman, et je suis prof, prof de sciences de surcroît, on s'étonne que je n'aie pas fait d'études qui me rapprochent des lettres, et que je ne fasse pas un métier qui me rapproche d'écrire. Je n'ai pas besoin d'être plus proche: je suis dedans, c'est mon métier.
Je suis prof d'arbres qui poussent, d'hormones qui font grandir, de continents qui lentement s'éloignent et de bestioles qui s'agitent au moindre bruit. Je montre ça à des jeunes gens de 17 ans, j'essaie de faire qu'ils le comprennent, et pour cela je m'efforce de le leur raconter. Car les sciences de la nature sont des récits. Des pratiques aussi, bien sûr, des techniques de laboratoire et des raisonnements rigoureux, mais surtout des récits. Car en plus d'être une série de savoir-faire, utiles dans l'industrie, les sciences de la nature sont une culture.
Dans l'ascenseur, avec une collègue de lettres nous montions pour la dernière heure du vendredi, qui n'est pas la meilleure heure car la semaine s'y effrite, l'attention y vacille, et au moindre soupir de notre part, toute la classe range ses affaires, et s'en va en nous souhaitant un bon week-end.
- Encore ce commentaire de Voltaire, soupira-t-elle.
Je ne sais de quel texte elle parlait, mais cela semblait accablant pour un vendredi.
- Oh, moi, ça va, dis-je avec cet air naïf que je sais si bien prendre. Je vais raconter comment les pattes sont venues aux poissons.
Elle me regarda avec un peu d'envie.
- C'est une vraie question, non? continuai-je.
Elle acquiesça, rêveuse. Voilà pourquoi j'aime bien être prof de sciences.
La biologie pose gravement des questions loufoques, qu'une recherche minutieuse permet d'éclairer. Ce jour-là je montrai aux élèves un squelette de bras, une nageoire de poisson, puis enfin les pattes arrière des baleines. Car elles ont des pattes arrière, les baleines: cachées sous leur peau, minuscules, mais bien visibles sur une photo de squelette ramenée du Muséum. Pourquoi les baleines ont-elles des pattes qui ne leur servent à rien? Il faut, pour l'expliquer, raconter l'origine des animaux. La science est fille de l'étonnement, disait plus ou moins Aristote; et j'approuve.
Mais pour connaître il faut aller y voir. Un jour que nous nous préoccupions du cerveau, nous cherchâmes celui de la crevette. Après l'avoir ouverte, après avoir dégagé plusieurs organes dont le rôle n'est pas très clair mais qui tous puent, la voilà enfin, la cervelle de la crevette: deux têtes d'épingle posées sur le tube digestif.
- Mais elle pense à quoi, avec ça?
- A pas grand-chose. A fuir. C'est ce que raconte Ponge: la crevette, c'est la fuite à reculons, rien d'autre de bien marquant.
Après cette dissection au parfum marqué, nous nous penchâmes sur une question voisine, sans odeur mais non sans saveur intellectuelle: qui a les plans de la fourmilière? Car les fourmis, qui n'ont pas plus de cervelle que les crevettes, construisent. Comment savent-elles? La reine leur dit-elle quoi faire? Mais elle n'est pas plus finaude que ses sujettes: c'est l'abdomen qui chez elle se développe, pas l'intellect. Alors, qui dit aux fourmis quoi construire? Personne.
Il est deux intelligences, racontai-je alors: celle de l'Homme, centralisée et qui conçoit, et celle des fourmis, active et distribuée. Elles sont nombreuses, et infatigables. Si à chaque occasion elles réagissent de la même façon, un ordre finit par émerger, qui n'est mémorisé nulle part. Ainsi la fourmilière. Le lendemain, un garçon peu bavard me montra sa calculatrice programmable. Sur l'écran, des fourmis de quelques pixels poussaient des cubes. Après un peu d'agitation, une forme émergeait, assez régulière. «C'est comme vous avez dit hier, me dit-il. Je l'ai fait cette nuit.» Ces fourmis réduites avaient ensemble un comportement intelligent. Je le remerciai. Il accepta de montrer sa trouvaille aux autres.
Ces moments me ravissent. Bien sûr, je travaille dans de bonnes conditions, dans un lycée où les problèmes sociaux ne viennent pas en classe. Il me reste les problèmes du métier: parler à 30 adolescents impitoyables, faire avec un désir de connaître qui ne dépasse pas l'éclair de curiosité, accepter la faible considération de toute une société pour le savoir, et pour le travail en général. Je n'ai que des problèmes de prof, mais cela suffit à remplir mes journées.
Dans l'étude des arbres, on découvre la part intelligible de leur beauté
Délibérément je tairai ce qui fâche, ce qui pèse, qui n'est pas le sujet - je veux dire: la lumière de ce métier. Et délibérément je serai naïf: car si ce que l'on fait on l'explique bien, ce pourquoi on le fait est lié au bonheur, et le bonheur est toujours naïf.
Avec ce que j'ai appris de science, j'aurais aimé planter des arbres, les voir grandir, reconstituer lentement mais pour des siècles la fraîcheur et l'ombre en des lieux dévastés; comme le personnage de Giono, bien que le désir que j'en ai précéda la découverte que j'en fis par la lecture. J'aime particulièrement cette page de Bouvier où les habitants de l'île d'Aran broient des rochers, les mêlent de varech, et font ainsi un sol où pousseront non des arbres, il y a trop de vent, mais des pommes de terre, des légumes qui se mangent. Pourquoi les arbres? C'est beau, cela m'impressionne. Cela s'étudie aussi, et l'on découvre alors la part intelligible de leur beauté, qui s'ajoute à celle que l'on voit déjà, et l'amplifie encore.
Une jeune fille intimidée me tendit au matin un bouquet de branches chargées de bourgeons. «On pourrait regarder dedans...», me dit-elle. Alors je lui montrai dans un vase le bouquet de branches chargées de bourgeons, que j'avais prévu pour la séance du jour. Nous échangeâmes un sourire que j'ai bien aimé. Je pris son bouquet et le mêlai à l'autre, nous regardâmes à l'intérieur des bourgeons pour observer les feuilles qui y sont repliées. Et au centre de ce repliement, un tout petit point, à peine visible, contient les branches et les feuilles à venir. On peut le cultiver: on aura un arbre.
Ils coupèrent, observèrent, nous avons même tenté des cultures. J'avais volé ces branches dans des jardins abandonnés dans lesquels on s'introduit par des portes rouillées, ou par des grillages repliés à leur base. Les ligneux à croissance rapide envahissent les jardins dont on ne s'occupe pas. En mars, je fais un peu de taille.
Des sujets d'études on en trouve partout, dans la Saône, son eau verte pour un essai de potabilisation, au marché pour des épinards, du céleri, du foie de porc et des têtes de poissons. J'arrive salle des profs avec des sacs d'où dépassent salade rouge et feuilles de blettes, c'est du matériel pédagogique, assuré-je aux collègues hilares. Le reste finira en soupe.
Le savoir n'est pas spontanément nécessaire, il faut désirer y plonger
La philosophie du professeur Jenni? Donner aux élèves qui suivent ses cours l'image d'un savoir heureux qui fait son miel de tout.
Pourtant je ne suis guère naturaliste, pas plus laborantin. Alors que fais-je dans ce labo tout équipé de paillasses? Je suis professeur, c'est un métier en soi. Les techniques servent, mais ne suffisent pas. L'enseignement, plus que de transmettre un savoir, est de mettre en situation d'acquérir ce savoir; et de faire désirer ce savoir. Il suffit de voir les élèves penchés sur leurs exercices, et dès la sonnerie se lever d'un bloc, et sortir en consultant leur messagerie, pour comprendre que l'acquisition de compétences ne mène pas plus loin qu'à résoudre des exercices, qui n'existent pas ailleurs qu'en classe. Le savoir est d'une autre nature: il n'est pas spontanément nécessaire, il faut désirer y plonger. Et le mieux que je puisse faire, c'est donner aux jeunes gens qui me voient l'image d'un savoir heureux qui fait son miel de tout.
Même les sciences qui ne marchent plus servent encore à penser: y retrouver les raisons qui ont fait affirmer ce à quoi on ne croit plus est un exercice intellectuel utile, et éthique.
Buffon, dans un style enlevé, décrit la croûte de la Terre qui se plisse en refroidissant, il explique les montagnes, et démontre par d'ingénieuses expériences que ceci n'a que 100 millions d'années d'âge. Pourquoi a-t-il raison, avec ce qu'il sait? Pourquoi a-t-on raison de ne plus le croire, avec ce que nous savons?
Jules Verne décrit les volcans circulaires de la Lune, que nous savons maintenant être des cratères d'impact. En quoi avait-il raison de croire à des volcans? Et en quoi avons-nous raison de le contredire?
Raisonner à partir de ce qu'on a, ne pas prendre les tenants du désormais faux pour des idiots, voilà qui permet de comprendre les rouages de la pensée, et permet d'imaginer que l'on puisse plus tard penser autrement. Il n'est rien de plus utile pour approcher le vrai qu'une belle erreur; c'est valable autant dans les manuels de science que dans les salles de classe.
Il est dommage que la science soit si à part de la culture générale. L'inculture scientifique moyenne est effarante. C'est dommage, on se prive de la moitié du monde. Les jeunes gens croient sincèrement que le lait contient du calcium, et c'est tout; d'ailleurs il est blanc comme l'os, c'en est donc un signe, donc une preuve. L'inculture spontanée est ainsi faite, de bribes de vrai reliées de pensée magique, formant un tissu d'âneries qui a la force de la rumeur.
Trois garçons viennent me montrer la composition d'un soda: 25% de sucre, 15% d'eau, 30% d'acide phosphorique, 10% de caféine, 14% d'Escherichia coli liquide.
- Je crois que c'est n'importe quoi, leur dis-je.
- Mais c'est ce qu'on a trouvé sur internet.
- Asseyons-nous un moment. Réfléchissons. Comment, d'après ce que l'on sait, par culture générale, et par des vérifications simples, comment peut-on montrer que ce cocktail Molotov ne peut être dans une canette de soda?
Après un peu de temps, les choses sont plus claires.
Pour en revenir au lait, l'affaire est de plus de conséquence. Apprendre aux jeunes gens ce qu'ils mangent est une mission de service public. J'ai pris de grands moyens pour cela: organiser des petits déjeuners où ils mangeaient ce qu'ils voulaient, à condition de tout noter. Ils calculaient leur ration alimentaire la bouche pleine, pendant que le chocolat chaud mijotait sur le bec Bunsen. Mais malgré le succès public indéniable de ces pratiques, j'y renonçai. Le simple fait d'avoir cours l'après-midi rendait difficile l'expérience, et manger son objet d'étude mélange un peu les genres: il faut différer. La chouette de l'intelligence prend son envol au crépuscule: elle ne vole pas pendant la sieste après manger.
Je leur demandai alors de noter leurs repas d'un jour, et ensuite d'analyser, compter, calculer, et comparer avec les normes diététiques. Pour conclure, j'allai voir chacun, en assurant qu'il ne s'agit pas d'un diagnostic, juste un avis sur une tendance. J'y vais avec précaution, tant notre rapport avec ce que l'on mange est imprégné de moralisme, de triste devoir et de plaisir coupable. On me révèle en rougissant les triples rations de Nutella, les pizzas-lasagnes avec ajouts de fromage ou les dîners constitués d'un yaourt à 0% et d'une pomme. Je plonge dans l'intimité et chacun, nu comme chez le docteur, attend que je dise quelque chose, attend des conseils qu'il ne suivra pas, et beaucoup d'indulgence. Je marche sur des oeufs, je traduis en glucides/lipides, et un peu de flou se dissipe, et un peu de savoir s'intègre. C'est déjà pas mal, tant les sciences sont parfois de peu de poids face à ce que l'on sait déjà.
Pour cette raison, j'aime les classes littéraires, les élèves qui n'y connaissent rien, pour qui les sciences sont l'ennui, l'opacité, le traumatisme scolaire par excellence. J'y pratique une extrême vulgarisation, je fais mon Diderot, j'essaie de faire comprendre à ceux qui ne soupçonnent rien. Alors quand une jeune fille, menton dans les mains, s'illumina après que j'eus raconté l'histoire de divers médicaments, et dit: «Mais alors, monsieur, tous les objets ont une histoire?», j'eus le sentiment d'avoir ouvert une porte à quelqu'un. Oui, le récit, qui est la forme désirante du langage, peut jaillir des objets. Le monde tout d'un coup se remplit, devient bien plus merveilleux, accueillant et riche.
Il faut être d'une patience de caillou pour amener l'adolescent à la découverte
Mais l'obstacle à ces plaisirs est le sérieux ostensible de la blouse blanche: la science n'est pas drôle, car la science est vraie. «Je n'ai jamais vu que la géologie fasse rire! ai-je entendu d'une collègue qui-tient-sa-classe, alors, il va falloir vous calmer!» Il y a dans cette remarque banale tout le grincement des passions tristes. Deux élèves gloussaient, alors on leur cloue le bec d'une remarque acerbe. Entend-on mes regrets, quand je raconte ceci, que la géologie ne fasse pas rire? Je me souviens d'avoir fait rire une classe pendant la moitié d'une heure en leur expliquant la structure des minéraux comme le quartz, le feldspath ou les argiles, mais je ne sais plus comment j'ai fait. Je crois que la complexité des structures devenait telle que le monde ne pouvait plus être que la création d'un Dieu farceur. Je devais être d'une emphase croissante à mesure que croissait la complexité, et mon rire devant l'acharnement du réel à devenir inextricable entraînait le rire. Le savoir doit être heureux, et c'est justement parce qu'il est chose sérieuse que l'on peut en rire, mais pas du rire de l'ironie ou de l'esprit, plutôt du rire joyeux de l'humour, qui s'émerveille de cette beauté du monde qui nous entoure, et que l'on y survive.
Mais il faut être d'une patience de caillou pour amener l'adolescent à la découverte; l'enseignement est un rapport humain fait de patience.
- C'est idiot, votre truc, dit une jeune fille après lecture rapide de la tâche du jour, c'est trop facile.
- Fais, dis-je, impavide. Elle se mesura avec la réalité du travail, cela lui prit l'heure.
- Mais c'est idiot, votre truc, dit-elle la semaine suivante, après la même lecture rapide. C'est trop difficile! Comment voulez-vous qu'on sache ça?
- Fais, dis-je, toujours aussi impavide, ce qui est la condition pour exercer ce métier. Tu trouveras.
En effet, malgré l'angoisse de ne pas déjà posséder la réponse, elle trouva. Elle vint me rendre sa copie.
- Ça va?
- Ça va, grommela-t-elle.
Cette jeunesse à qui tout réussit voit le savoir comme un jeu télévisé, n'imagine pas le travail, qui est développement de soi tout au long d'une durée. Mais ça, pas la peine de s'en lamenter, c'est notre point de départ. Notre travail est de les faire s'éloigner de leur point de départ.
Finalement, c'est ce que je fais, planter des arbres dont je ne verrai pas le plein développement. Peu à peu, l'ombre s'affirme, le sol s'ameublit, on peut habiter. On peut se coucher sur le tapis de feuilles, et sur le dos regarder les branches bouger sur le fond du ciel. Les sciences de la nature, pour ceux qui n'en feront pas un métier, servent à regarder, à s'émerveiller, à penser; à pouvoir raconter, donc habiter le monde où nous sommes; et personne ne peut s'en abstenir, d'y habiter. Personne.
Je n'ai jamais aimé que la littérature, et je suis reconnaissant à mon métier de prof de sciences de m'y avoir emmené.
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